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Quand Mark Zuckerberg se met à la littérature arabe...

2 Juin 2015, 23:35 People HISTOIRE

Quand Mark Zuckerberg se met à la littérature arabe...

Il semble que Mark Zuckerberg, le fondateur de Facebook, soit bien inspiré en ce début de semaine, selon un de ses posts Facebook.

Quand Mark Zuckerberg se met à la littérature arabe...

En effet, le patron de Facebook avait choisi pour sa lecture de début de semaine le livre Muqaddima de Ibn Khaldun, célèbre historien, philosophe et homme politique d'origine arabe, que certains qualifient comme inventeur de la sociologie.

Quand Mark Zuckerberg se met à la littérature arabe...

Qui est Ibn Khaldun ?

Ibn Khaldûn est un célèbre inconnu.

Sa réputation est considérable ; mais il est de ces auteurs dont on salue d’autant plus volontiers l’importance qu’on les a peu lus ou pas du tout.

Cette situation paradoxale ne vaut pas seulement pour les pays occidentaux où l’on minimise traditionnellement la culture et la pensée arabes quand on ne les ignore pas.

Ibn Khaldûn a aussi longtemps été oublié à Tunis, où il est né, comme au Caire, où il est mort.

Cette méconnaissance est, en elle-même, une énigme historique.

Lorsque Ibn Khaldûn meurt, à soixante-quatorze ans, en 1406, quelques ouvrages savants continuent, pendant un temps, à évoquer son enseignement, à vanter l’éclectisme et la curiosité de son esprit, sans insister toutefois sur l’originalité de son grand oeuvre, Le Livre des exemples (1).

Puis plus rien, pendant plus de trois cents ans, sinon, ici ou là, quelques citations, empruntant au texte, sans toujours le citer, quelques conseils pratiques sous formes de recettes politiques sur l’art de bien gouverner.

C’est en Turquie, au XVIIIe siècle, que l’oeuvre d’Ibn Khaldûn et notamment son introduction au Livre des exemples, la Muqaddima, connaît un renouveau d’intérêt dans les milieux intellectuels préoccupés par le déclin de l’Empire ottoman.

A remarquer que la traduction turque, partielle, de la Muqaddima est contemporaine de la publication en France de L’Esprit des lois de Montesquieu, si proche souvent d’Ibn Khaldûn dont il ignore l’existence.

Ce n’est en effet qu’au début du XIXe siècle, à la suite de l’expédition en Egypte de Bonaparte que Sylvestre de Sacy fit connaître en France, puis en Europe, cet historien arabe du XIVe siècle dont le discours, enfin, devenait audible dans son audacieuse nouveauté.

Une nouveauté dont Ibn Khaldûn était conscient.

C’est d’abord ce qui frappe à la lecture du Livre des exemples, dans la remarquable édition critique d’Abdesselam Cheddadi.

Notable politique, expert écouté en science religieuse, musulman attaché à la tradition et à l’orthodoxie, Ibn Khaldûn ne conçoit aucune contradiction entre sa fidélité érudite à l’esprit de l’islam et l’audace de ses théories scientifiques rationnelles.

Au contraire : soumettant à une analyse critique impitoyable contes, légendes et récits par trop imaginatifs qui entourent certaines interprétations du Coran, Ibn Khaldûn les rejette parce qu’elles sont « trop éloignées de la vérité pour être attribuées au Livre de Dieu ».

Et il annonce la naissance d’« une science indépendante, avec un objet et des problèmes propres : la civilisation humaine et la société humaine, et l’explication des états qui l’affectent dans son essence, successivement ».

En termes modernes, Ibn Khaldûn jette les fondements de l’anthropologie et de la sociologie : « Sache que l’examen d’un tel objet est une entreprise totalement neuve, qu’il se place à un point de vue inaccoutumé et qu’il est, en plus, de grande utilité. (...) C’est une science qui vient de naître. »

C’est cette « utilité » de l’anthropologie et de la sociologie qui est demeurée si longtemps étrangère aux modes de pensée.

Ibn Khaldûn lui-même semble ne pas se faire trop d’illusion sur l’avenir immédiat de sa découverte : « Les sciences qui ont été perdues sont plus nombreuses que celles qui nous sont parvenues.

Où sont les sciences des Perses, des Chaldéens, des Babyloniens ?

Où sont leurs oeuvres et les résultats qu’ils ont acquis ?

Les sciences qui sont arrivées jusqu’à nous proviennent d’une seule nation, la Grèce, grâce à la passion mise par Al-Ma’mûn [souverain de Tolède de 814 à 833] à les faire sortir de la langue grecque et aux moyens qu’il a pu mettre en oeuvre : un grand nombre de traducteurs et beaucoup d’argent. »

L’histoire de la pensée n’échappe pas aux déterminations économiques : c’est l’une des bases de l’anthropologie d’Ibn Khaldûn, qui lie la vie quotidienne des peuples, les problèmes de gouvernement, les luttes pour le pouvoir, le développement des sciences et des arts, les guerres et le déclin des civilisations aux conditions du climat, au contrôle de la richesse agricole, à l’organisation des moyens d’existence sous le double signe de la coopération, indispensable à la survie de l’espèce, et de l’agressivité qui « relève de la nature animale de l’homme ».

Même la religion n’échappe pas, chez Ibn Khaldûn, à cette « naturalisation » de la société et de l’histoire.

Elle entre dans une anthropologie du savoir dont la révélation est le mode de connaissance : « Dieu est plus savant. »

Mais, pour ce qui est du visible, Ibn Khaldûn s’en tient à l’analyse rationnelle.

Sa méthode, sa science nouvelle, il l’applique afin de distinguer le vrai du faux dans un domaine où ils sont passionnément mêlés : l’écriture de l’histoire, à commencer par celle des civilisations arabe et berbère.

Paradoxe du génie : Ibn Khaldûn est un savant de son époque et de son temps.

Son immense culture et sa curiosité intellectuelle insatiable lui permettent de brasser les apports les plus divers, arabes, grecs, hébreux, perses, berbères, romains, byzantins, dans une synthèse ordonnée.

Mais, en même temps, sa pensée rompt à ce point avec l’horizon d’attente de son époque, elle propose une logique d’interprétation si différente des catégories traditionnelles, si « moderne », qu’elle ne pénètre pas dans les débats savants, politiques, religieux et philosophiques de son temps.

Elle parle en revanche au nôtre.

Pierre Lepape

Ecrivain et essayiste. Auteur, entre autres, de Voltaire, le conquérant (1994), André Gide, le messager (1997) et Le Pays de la littérature (2003), tous parus au Seuil, Paris.

(1) Le Livre des exemples. Tome 1 : Autobiographie et Muqaddima, d’Ibn Khaldûn. Traduit de l’arabe et présenté par Abdesselam Cheddadi, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, 2002, 1 622 pages, 75 euros.

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